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Chez Luchino Longhi
 Rio di Ognissanti

Après avoir navigué à grande vitesse de l’aeroporto Marco Polo jusqu'à Venise, le motoscafo de Polo pénétra a passo d'uomo dans les canali de la cité au ras de l’eau : rio di Santa Guistina, rio di Sant’Antonin, rio de la Pieta pour déboucher à San Zaccaria sur le Bacino di San Marco qu’il traversa pour rejoindre le canale della Guidecca en laissant la Punta della Dogana à tribord.

À Zattere, il vira et passa sous le Ponte Lungo pour prendre le rio de San Trovaso avant de s’engager dans le rio del Ognissanti sur lequel donne le portale, la porte d’eau du palais du père de Teresa Avila. Ils débarquèrent sur le riva, le petit ponton qui prolonge les marches de l’entrée du palais. Teresa Avila glissa un billet dans la main de Polo alors qu’il l’aidait à prendre pied sur le riva. D’un geste théâtral Teresa sortit une grosse clé de son sac et, s’amusant de l’effet de la scène sur son invité, elle ouvrit la grande porte grillagée qui donnait sur un petit hall intérieur.

 portale sul rio del Ognissanti

Ils furent accueillis par Julietta, la femme de chambre, cuisinière et dame de compagnie de la maison, changeant de tablier en fonction de l’heure, telle une factotum.

Teresa amore mio !

Mia cara Julietta !

Les deux femmes tombent dans les bras l’une de l’autre en s’embrassant affectueusement.

— Julietta, qui è Jérôme, un amico di Béatrice. Parla francese e inglese, ma un po 'italiano.

Benvenuto signor Jérôme.

Buongiorno Julietta.

Mio padre è a casa ?

No, sta visitando la signora Zendri all'Università Ca Foscari. È un chimico che studia la capillarità delle pareti degradata dal sale. Ma tornerà per cena.

— Mon père n’est pas là, il est en visite à l’université Ca Foscari chez une chimiste qui travaille sur la capillarité des murs dégradés par le sel. Mais montons aux étages, je vais vous montrer votre chambre. On verra mon père ce soir quand il rentrera pour diner.

— Julietta, vuoi mettere la biancheria da letto nelle nostre camere ?

Subito ! répliqua Julietta en les précédant dans l’escalier de marbre.

La porte de chêne s’ouvrait sur la chambre de Jérôme au secondo piano. Elle était presque carrée, un sol en granito terrazzo à dominante vieux rose, un soffitto a cassettoni peint en bleu ciel et jaune saturé, réunis par des murs en lambris de stuc blanchâtre. Dans la fenêtre monofora flottait un pare-soleil en voile de coton. Les meubles de style renaissance étaient assortis au lit monumental.

— Cela vous convient-il ? demanda-t-elle.

— C’est plus que parfait ! Que demander de plus ?

— Il y a une salle de bain au bout du couloir et en face les toilettes, mais si vous le voulez bien, je vais me rafraîchir d’une bonne douche.

— Allez-y, je m’installe…

Julietta y avait déposé une carafe d’eau citronnée et quelques zaletti, mignardises locales. Une heure plus tard, lorsque Teresa Avila revient le chercher, elle le trouva endormi tout habillé sur le lit. Le bruit de la porte le réveilla.

— Je me suis assoupi… Désolé, la tranquillité des lieux sans doute ou peut-être l’atmosphère feutrée ou sinon le changement d’air…

— Ne vous justifiez pas, dit-elle en souriant, la sieste est une institution en Italie.

— Venez, descendons au piano nobile. Voyons si mon père est rentré.

Une grande pièce centrale avec un salon du côté façade éclairé par une fenêtre quadrifora et à l’opposé une salle à manger avec une autre quadrifora à l’arrière donnant sur un petit jardin.

Julietta avait déjà dressé la table et s’affairait en cuisine. Teresa Avila alla chercher à boire et revint avec une bouteille de prosecco et trois verres tulipes. Elle remplit deux verres à moitié et en tendit un à son convive.

Alla salute ! lança-t-elle en cognant son verre à celui de Jérôme.

Alla tua salute ! surenchérit-il avant de porter les lèvres au liquide doré.

— Passons au salon voulez-vous, dit-elle en prenant les devants.

Elle allongea les jambes dans le canapé, tandis qu’il prit place dans un fauteuil en face d’elle.

— J’adore cet endroit malgré une certaine austérité des lieux, déclara-t-elle.

— Oui, c’est agréable, équilibré, pas trop grand, ça respire…

— Vous voulez dire : ça transpire le vieux monde, figé, immobile.

— C’est un mode de vie qui a son charme.

— Oui ça va quelques jours, un mois tout au plus, après il faut que je bouge.

Sur ce, voici que le père fit irruption en tançant sa fille :

Teresa Avila testa forte, sempre così eccitata !

Papà! come sta ? Qui è Jérôme Ka, un amico di Béatrice Bishop, parla francese.

Buongiorno signor Jérôme. Bienvenu. Alors, vous êtes le nouvel amant de ma fille ?

Papà ! protesta-t-elle.

— Je la connais, elle ne pourra pas résister longtemps à un aussi bel homme.

Teresa Avila, assise dans le canapé fulmine et fusille son père du regard, non sans malice.

— Et que fait dans la vie ton nouvel amant ?

Résignée elle répondit :

— Jérôme est un financier qui veut fonder une nouvelle sorte de banque.

— Une banque ! Mais les banques n’ont plus d’avenir, si elles survivent c’est parce qu’elles ont pris en otage toute la population et les gouvernements des États !

— Justement, Jérôme va fonder une nouvelle sorte de banque pour changer tout ça.

— Ça par exemple ! Cette fois ma fille tu t’es choisie un homme encore plus fou que toi.

— Ne peux-tu pas un peu respecter les gens, papa s’il te plait !

— Est-ce que les banquiers nous respectent eux ? Eux qui dilapident notre argent et puis viennent pleurer pour qu’on les sauve de la crise qu’ils ont eux-mêmes créée !  (nous sommes en 2008)

— Vous avez raison, intervient Jérôme jusque là silencieux, je suis moi-même responsable et victime de ce système bancaire que j’ai l’idée de combattre.

— Est-ce possible ? Faites-vous le poids face à ces mastodontes pleins d’arrogances, de bilans monstrueux et d'actifs toxiques ?

— On va essayer et si c’est possible, voulez-vous nous aider ?

— Ah ! Nous y voilà ! Ma fille, avec son grand cœur, elle a encore trouvé un nécessiteux que je devrais aider !

— Papa, c’est sérieux, on ne te demande rien d’autre que d’investir dans un vrai projet d’avenir. Ce sera comme une riposte graduée à l’incurie des banques que tu conspues. Veux-tu bien écouter ce que Jérôme a à te proposer sans dénigrer par avance son projet ?

Le père se laisse tomber dans l’autre fauteuil et tend la main pour inviter Jérôme à poursuivre...

— Monsieur Longhi, mon ami Richard Pirrare et moi-même nous avons élaboré un plan pour monter une nouvelle sorte de banque avec laquelle les clients pourraient garder le contrôle sur leur argent et participer à la gestion du capital commun. Mais dans un premier temps, vu la difficulté de répondre à toutes les exigences d’un tel projet, nous voulons lancer un hedge fund pour constituer un capital suffisant afin de pouvoir établir cette nouvelle institution bancaire.

— Bon ! cela me semble déjà assez compliqué comme ça. Si vous voulez, je préfère en discuter demain et en attendant passons à table, car j’ai faim.

Julietta était justement en train d’apporter les plats. Luchino Longhi disparut un instant à la recherche de bonnes bouteilles de chianti pour arroser le repas.

À table, le ton devint plus jovial, sans doute sous l’effet du bon vin.

Diplomate, Jérôme questionna le père sur lui et sa vie à Venise. Luchino Longhi se montra sous un jour plus philanthrope que leur première conversation l’avait laissé entendre. Il consacrait beaucoup de temps et d’énergie à la communauté des habitants de la ville confrontés à la montée en puissance du tourisme. Avec ses 20 millions de visiteurs par an qui grignotaient irrésistiblement l’espace vital des quelques 60.000 indigènes intra-muros, ces touristes répartis dans l'année selon une courbe de gauss autour du milieu de l’été, sont donc parfois près de 100.000 en un seul jour. Teresa Avila fit tout de même remarquer que la majorité des Vénitiens vivaient directement ou indirectement du tourisme.

 Masse envahissante de touristes

Cette pression touristique croissante n’était pas sa seule préoccupation, il s’inquiétait également de la montée des eaux au-dessus des pierres d’Istrie, cette rangée de pierres imperméables à la base des édifices qui isolait les murs de l’humidité ascendante. À chaque marée, à chaque remous, la pénétration de l’eau de la lagune dans les murs y laisse du sel qui ronge le mortier et les briques. Le crépi extérieur et le plafonnage intérieur se dégradent sous l’effet de la dilatation des enduits attaqués par les sulfates. Le signore Longhi était intarissable sur tous ces problèmes qui transformaient cette cité paradisiaque en un enfer programmé par la logique de son attrait et de sa singularité urbanistique. Il déclara solennellement qu’il resterait le dernier à bord de la sérénissime lors de l’inévitable naufrage annoncé. Là dessus Teresa Avila avisa qu’ils feraient bien d’aller tous se coucher afin d’être vaillants pour les combats à venir et pour examiner le projet de Jérôme le lendemain. On remercia de l’accueil, du repas et on se dit bonsoir. Chacun rejoignit sa chambre.

Teresa Avila conclut la soirée en rassurant Jérôme que ça ne s’était pas si mal passé et qu’il s’était comporté avec beaucoup de tact, compte tenu du caractère de son père. Elle lui posa un baiser sur les lèvres avant de disparaître dans la salle de bain.

Après quelques heures d’un sommeil agité par des rêves labyrinthiques, Jérôme se leva, gagna les toilettes et passa à la salle de bain pour se rafraîchir le visage. Au moment de regagner sa chambre, Teresa Avila sortit de la sienne et s’inquiéta de l’état de son hôte. Rien de grave, juste de mauvais rêves ou une insomnie, sans doute à cause de la perspective de devoir convaincre son père demain, ou bientôt, puisqu’il était déjà trois heures du matin. Elle lui prit la main et l’entraîna dans sa chambre.

— Venez, je vais vous soigner ça. Elle referma la porte et se tourna vers Jérôme qu’elle embrassa avec ardeur. « Oh Oô ! » fit-elle en percevant le membre viril qui prenait de l’ampleur. Elle recula vers le lit en le tirant à elle, sur elle. Jérôme marqua une hésitation.

— Est-ce bien judicieux ? Et Tosca ? Soyez raisonnable…

— Taisez-vous ! murmura-t-elle, avant de coller sa bouche ouverte sur la sienne.

Il s’abandonna à elle, sur elle, en elle. Le père avait donc raison, elle ne pouvait pas résister à un tel homme, d’autant qu’elle était une créature que la nudité révélait dans toute sa beauté magique. Impossible d’y échapper, elle lui sauta littéralement dessus.

L’exercice érotique dura près d'une heure au terme de laquelle, l'insomnie de l'homme fut dissipée, les mauvais rêves aussi. La femme au contraire sembla y puiser un surcroît d’énergie. Sans attendre, elle prit un selfie d’elle avec lui endormi à ses côtés dans le lit et l’envoya à son amie Tosca avec comme légende : « Timide, mais bon amant ! ».


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