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Convaincre Luchino Longhi

De retour de leur balade dans le sestiere Dorsoduro, Teresa Avila et Jérôme trouvèrent le père Luchino Longhi dans le salon en train de lire après avoir pris son petit déjeuner.

Ciao papà, siamo tornati, cosa stai leggendo ?

Ciao amanti, ho letto « Storia del ghetto di Venezia » di Riccardo Calimani ; mille anni di una grande storia. Molto interessante.

On sait que de tous les ghettos de l'époque médiévale, celui de Venise est le plus célèbre, car il leur a donné son nom ; et de tous les livres qui lui sont consacrés, celui-ci est le meilleur.
Tout y est, concernant les premiers Juifs qui sont arrivés à Venise vers le Xe siècle et jusqu'au siècle dernier. En 1516, les Juifs ont été obligés d'habiter dans le Ghetto vecchio qui abritait les anciennes fonderies de cuivre. L'île était entourée de murailles et fermée par des portes à la tombée de la nuit. Ce n'est qu'en 1797 que, sous les ordres de Napoléon Bonaparte, les portes du ghetto ont été taillées en pièces et détruites par le feu au milieu de la place. Il a ordonné l'émancipation des Juifs qui furent autorisés à s'établir dans les autres quartiers de Venise et à intégrer la vie politique et civile, afin de devenir Vénitiens parmi les Vénitiens.

— Malheureusement, cette liberté fut de courte durée, ajouta-t-elle.

— Oui en effet, cette liberté, commencée le 12 mai 1797 avec les Français, fut abolie par le traité de Campo-Formio du 18 octobre 1797 par lequel Napoléon a du céder la ville à l'Autriche. Les troupes autrichiennes prirent possession de Venise à la fin de l'année 1797 ; cependant, même si les Juifs durent subir de nouvelles restrictions, les portes du Ghetto ne furent jamais rétablies.

 Le Ghetto de Venise

— Je crois savoir que des Juifs faisaient métier de la banque, dit Jérôme.

— Oui en effet, c'est d'ailleurs paradoxal qu'on le leur reproche, alors qu'on leur interdisait tout travail manuel comme l'agriculture ou l'artisanat ; et qu'il ne leur restait donc que des métiers plutôt intellectuels comme la médecine ou la finance ; d'autant que l'Église catholique condamnait le prêt à intérêt – autorisé en religion juive – et leur abandonna donc cette fonction nécessaire voire indispensable en fin de compte. Oui, quelques Juifs vénitiens étaient banquiers et certains se sont presque ruinés, à l'époque, en finançant la république indépendante lors du Risorgimento.

— Du quoi ?

— Du Risorgimento, un mouvement politique qui aboutit à l'unification de l'Italie.

Teresa Avila intervint :

— Il y a même un de ces banquiers Juifs, Abramo Errera qui a pu acquérir la Ca' d'Oro où il installa sa banque et toute sa famille ; et un de ses fils, Giacomo, partit s'établir à Bruxelles ; il y deviendra banquier dans cette Belgique prospère et entreprenante de la belle époque.

 La Ca' d'Oro à Venise

— Et bien nous voilà en bonne compagnie ; et s'adressant à Jérôme : c'est donc l'occasion de parler de vos projets financiers.

— Hier, vous n'aviez pas l'air d'apprécier les banquiers et vous avez sans doute raison, mais on ne peut pas vraiment se passer de la finance à ce stade du développement de l'économie. C'est pourquoi, au lieu de seulement critiquer le pouvoir des grandes banques, nous envisageons de leur reprendre un part significative de ce pouvoir pour réaliser une autre forme de gestion du capital, pour nos clients et avec nos clients. Jérôme souligna toniquement cet avec.

— Si on vous laisse faire...

— Oui évidemment ce sera difficile, mais nous pouvons peut-être ruser pour passer sous leurs radars, avant de monter en puissance au moment de leur prochaine et prévisible faiblesse.

— Prévisible ? vraiment ? ou est-ce seulement probable ?

— Non, prévisible ! car la baisse tendancielle des taux d'intérêt, enclenchée par la crise, va finir par leur poser de sérieux problèmes structurels. Lorsque les taux longs, à long terme, passent en dessous des taux courts, leur rentabilité s'amenuisera inexorablement.

— Peut-être, mais pour vous aussi alors...

— Oui, sauf que notre business model n'est pas seulement basé sur l'exploitation de la marge d'intérêt nette, nous comptons faire aussi de l'investissement direct ou indirect dans des entreprises, en devenant partie prenante des projets industriels.

— Bon c'est très bien tout ça, mais c'est encore très théorique, en pratique c'est autre chose. Je me souviens d’un ami auditeur qui avait fait toute sa carrière dans l’audit bancaire d'un grand cabinet et qui m’a dit un jour : « personne n’est capable de comprendre ce qui se passe dans le secteur bancaire, parce que c’est tellement compliqué et si vaste qu’un seul être humain ne peut pas tout y appréhender, ce n’est pas possible. Il faut des groupes de spécialistes pour tout analyser, et encore ça reste très difficile. Les grandes banques par exemple, la taille du bilan c’est plusieurs fois le PIB d’un pays, ce sont des mastodontes. Et ça ce n'est que le bilan, il y a encore le hors bilan que sont les engagements, avec des chiffres encore plus élevés et des structures encore plus compliquées. C’est un des secteurs de l'activité économique les plus complexes à appréhender ».

Voyez-vous, ces grands groupes bancaires qui dominent l'industrie financière sont impossibles à analyser et à valoriser, même avec un approximatif degré de précision, aussi bien sur leur segment banque que sur leur segment assurance. L’opacité est totale, avec des milliers de filiales sur tous les continents, dont certaines domiciliées dans des paradis fiscaux, et des centaines de milliards d’euros d'actifs dont la valeur peut rapidement varier selon la conjoncture.
Et vous croyez que vous aller pouvoir rivaliser avec cela ?

— On peut toujours essayer ; au pire on cohabitera en toute concurrence en leur prenant juste une part de marché. Mais l'objectif est de leur prendre tous leurs clients avec des conditions plus favorables et des possibilités de cogestion du capital qui ne rentre pas dans leurs modèles.

— Vous oubliez que la banque est un sticky business, les clients y restent "collés", et souvent ils sont captifs par contrat lorsqu'ils ont contracté un emprunt. Et aussi pour des raisons psychologiques et de confiance, car les gens veulent éviter de prendre le risque de perdre leurs économies. Il est donc très difficile de les débaucher.

— Oui, mais ils peuvent encore toujours ouvrir un compte dans une autre banque...

— Peut-être mais pas le compte où on verse leur salaire et qui est associé au compte où ils parquent leur épargne. La plupart des gens ne font pas du shopping bancaire en ouvrant des comptes dans plusieurs banques. Ils y sont, ils y restent.

— Pour leur salaire d'accord, mais quoi qu'il en soit pour le reste, les gens sont encore libres de disposer de leur argent, et de le déposer dans un autre banque. À nous de la rendre plus attractive.

— Bon admettons. Il y a un autre gros problème, c'est le renforcement de la régulation du système bancaire provoqué par la crise qu'ils ont provoquée. Il y avait déjà une certaine réglementation plus ou moins unifiée, pour garantir les dépôts, mais la gestion réglementaire va devenir de plus en plus lourde.

— Ce n'est pas insurmontable... Mais de toute façon nous n'en sommes pas là... Je vous ai expliqué que nous allons commencer avec un hedge fund pour financer le projet bancaire ultérieur. Et dans cette optique, seriez-vous d'accord pour engager des fonds dans cette première phase ?

— Ah nous y voilà. Et ça se chiffre à combien ?

— Je ne sais pas, ce que vous seriez prêt à mettre dans cette aventure qui présente quand même un certain risque.

— Oh vous savez, j'en ai vu d'autre. Mais à combien estimez-vous le ticket d'entrée ?

— Bah, disons quelques millions, de un à dix millions par exemple.

— J'imagine que vous savez que dans le monde les avoirs bancaires se chiffrent à plus de cinquante milles milliards de dollars. Ce n'est pas avec quelques millions que vous allez pouvoir bousculer le secteur bancaire comme vous le prétendez.

— Les grands fleuves sont alimentés par de petits ruisseaux. Il faut bien commencer avec ce qu'on a. De mon côté, je vends mon appartement en ville et une villa sur la côte. J'ai des économies et la prime de licenciement. Mon ami Richard va engager tout ce qu'il a. Malheureusement mon amie Béatrice ne veut rien entendre et ne compte pas mettre un seul euro dans cette histoire qu'elle juge rocambolesque.

— On peut la comprendre, mais vous allez pouvoir vous consoler avec ma fille. Une question : Voulez-vous l'épouser ?

Papà !

— Pardon ?! fit Jérôme interloqué.

— Oui, cela me permettrait de la doter d'une coquette somme. Et je pourrai ainsi espérer avoir des petits enfants... Si vous aimez Teresa Avila, vous l'aimez combien ?

— Est-ce pour vous une condition sine qua non ?

— Non je blague ! si vous voyiez la tête que vous faites, ah ah ah, ça me paie de mes millions.

— Est-ce que ça signifie que vous êtes d'accord pour investir dans le projet ?

— Si ! ça se pourrait, mais d'abord expliquez moi plus en détails votre affaire, ça m'intéresse.

Jérôme se lança alors dans ses explications habituelles que Luchino Longhi écouta avec une attention soutenue. Teresa Avila se coucha sur le divan en jouant avec ses mèches de cheveux pendant qu'elle les entendait pour la troisième fois...  Au terme de l'exposé, Jérôme osa demander :

— Qu'est ce que vous en dites ? Êtes-vous toujours intéressé ?

— Soit vous êtes tout à fait inconscient, soit vous êtes héroïque, mais en tout cas très audacieux.

Si Papà ! Jérôme est comme un Marco Polo pour explorer cette terra incognita et comme un Alexandre pour sa combativité conquérante vers ce nouvel Orient.

— En Orient ?

— Non Monsieur, c'est juste une métaphore je crois. Nous allons commencer en Europe et installer notre siège à Bruxelles, près des institutions européennes afin de profiter de leur rayonnement international. Si nous parvenons à atteindre une masse critique suffisante en Europe, on pourra ensuite s'attaquer à d'autres marchés.

— Oui ça me semble plus raisonnable. Et toi Teresa Avila mia, qu'en penses-tu, vas-tu aussi investir dans l'entreprise de ton amant ?

Papà, tu sais très bien que je ne dispose pas de ta fortune et mes placements ont bien perdu de leur valeur avec la crise. Si je soutiens Jérôme, c'est plus par sympathie que financièrement.

— Bon, voilà la situation : la récente chute des bourses a réalisé pas mal de dégagements de mes actifs, suite à des déclenchements de stops de protection. Je me retrouve avec une quantité de liquidités assez difficiles à placer en ce moment plein d'incertitudes. Je décide donc de prendre part à votre hedge fund pour trente millions d'euros.

— Ah bon ! C'est formidable ! s'exclama Jérôme stupéfait.

— Attendez, je vais aussi donner vingt millions à Teresa Avila, pour qu'elle puisse également les investir dans votre fonds.

— C'est inespéré Monsieur, c'est magnifique !

— Et maintenant le meilleur pour la fin, je vais vous confier, à vous Jérôme, dix autres millions, avec l'idée de me les rembourser, en doublant la mise à une échéance de cinq ans...
Cela vous convient-il ?

— Comment dire ? oui sans doute, on devrait pouvoir y arriver ...

Papà, ti adoro, sei l'uomo migliore della terra e fai accadere l'impossibile, un miracolo, come un vero Veneziano !

— Excusez moi, je suis abasourdi par cette offre inattendue, mais bienvenue je vous l'assure, merci, merci beaucoup, vous êtes à l'origine d'un véritable rêve.

— À vous de ne pas le transformer en cauchemar !

— Vous pouvez compter sur moi. Nous allons nous installer à Bruxelles comme je vous l'ai dit. Demander les agréments et ensuite partir à l'assaut de la citadelle.

Citadel ! n'est-ce pas le nom d'un fameux hedge fund ?

— Oui en effet, c'est un des principaux hedge funds, basé à Chicago, là où se traitent des options et des contrats futures sur tous les actifs possibles et inimaginables, un très gros morceau.

— Et bien à propos de morceaux, si nous allions déjeuner. J'ai une faim d'ogre d'avoir dépenser sans compter. Julietta nous a préparé une de ses recettes dont vous me direz des nouvelles.

— Oui, commençons par ces bons petits plats avant de dévorer le monde ! conclut Teresa Avila en sautant au coup de son nouvel amant pour lui mordiller l'oreille.

— « Già la mensa è preparata. Giacché spendo i miei danari, questo pezzo io voglio inghiottir, presto in tavola. Versa il vino ; eccellente marzimino » ! déclama Luchino avec gaieté.

Le trio s'enivra tant du bon vin que de leur hardiesse, et plus encore de paroles, paroles, paroles, jusqu'à la fin du repas.

Note : les parties de texte soulignées sont des liens vers une autre page.

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